VII

(Vinnie Miner) is no good

Chop her up for firewood

If she is no good for that

Give her to the old tomcat

 

(Vinnie Miner) n’est bonne à rien

Coupez-la en petit bois

Si elle n’est pas bonne à ça

Donnez-la au vieux matou.

 

Vieille chanson

 

Pour la première fois ce printemps, Vinnie est malade. Le gros rhume qui fait couler son nez menace de dégénérer en bronchite. Par cette matinée tiède arrosée de quelques ondées, elle est blottie dans son lit sous sa couette en duvet, une bouillotte emmaillotée de flanelle à ses pieds, et un rouleau de papier hygiénique à son chevet, parce qu’elle a utilisé tous les mouchoirs en papier de l’appartement. La bouillotte n’est plus très chaude et le tapis, près du lit, est jonché de tampons de papier humide qui choquent son sens naturel de l’ordre ; mais elle est trop lasse et trop déprimée pour agir sur l’un ou l’autre de ces problèmes.

Le rhume de Vinnie la gêne en même temps qu’il l’irrite. Elle a toujours déclaré et pensé qu’elle ne tombait jamais malade en Angleterre, que les virus et maux de tête qui l’accablent à Corinth ne pouvaient pas la suivre de l’autre côté de l’Atlantique, dans ce pays qui, elle en est convaincue, constitue sa véritable « niche écologique ». S’il en est ainsi, comment expliquer son état actuel ?

Pire encore : elle craint que son mal n’ait une origine psychologique, bien qu’elle ne croie pas à ce genre de choses. Elle allait très bien jusqu’à la semaine dernière, où elle a appris que sa subvention n’allait pas être renouvelée pour six mois. Ce n’est pas cette nouvelle qui l’a rendue malade – elle ne s’attendait pas vraiment à bénéficier d’un supplément – mais une lettre qui lui est arrivée par le même courrier, envoyée par une connaissance new-yorkaise, spécialiste réputée et membre du jury qui lui a accordé sa première subvention. Cette femme désirait maintenant se désolidariser de la dernière décision. « J’ai vraiment essayé », écrivait-elle, soulignant d’un trait épais certains mots. « Mais je n’ai tout simplement pas pu les convaincre. Je crains que vous n’ayez été desservie par la présence de Lennie Zimmern dans le jury cette année ; et à ce propos, je tiens à vous dire que beaucoup de gens estiment que ce qu’il a dit de vous dans l’Atlantic est tout à fait injuste. »

En d’autres termes, pense Vinnie en déroulant une nouvelle bande de papier rugueux pour moucher son petit nez irrité, sans L.D. Zimmern, j’aurais eu la possibilité de passer six mois de plus à Londres. Des idées paranoïaques, semblables à de petites chauves-souris invisibles, se décrochent du haut des volets fermés et volètent tout autour de la chambre ombreuse, atterrissant parfois sur un meuble avec un bruit mou. Pourquoi est-elle persécutée ainsi par le professeur Zimmern, qui ne la connaît même pas ? Qu’est-ce qu’il a contre elle ?

D’après Chuck Mumpson, il est inutile de chercher un motif personnel. Vinnie connaît le point de vue de Chuck parce que, éprouvant le besoin de parler à quelqu’un, elle l’a choisi parmi toutes ses connaissances comme la personne la moins susceptible de commérer, de porter un jugement ou de la plaindre. Il y a deux jours, en lui téléphonant dans le Wiltshire, elle lui a donné une version légèrement édulcorée des persécutions que Zimmern lui inflige sans relâche ; elle lui a confié qu’elle était « exaspérée » et que Zimmern était « malveillant ».

« J’sais pas, a répondu Chuck. C’était peut-être pas malveillant de sa part ; pas forcément. Quelquefois, ces choses-là arrivent pour ainsi dire accidentellement. Vous savez comment ça se passe : le type tient à défendre sa position, et il lui faut un exemple. Il ne réalise pas toujours qu’il y a une personne et une carrière derrière la cible de son attaque. Tout le monde est capable de faire ce genre de choses. Je l’ai fait moi-même, dans ma jeunesse. Y avait un chef d’atelier dans une usine de recyclage des ordures, dans l’est du Texas, et ses résultats n’étaient pas satisfaisants… je n’oublierai jamais sa figure. Je ne voulais pas avoir sa peau ; pas du tout. Je n’étais pour ainsi dire même pas conscient de son existence, mais j’ai plus ou moins brisé sa vie. C’est peut-être ce qui se passe avec votre professeur.

— Vous avez peut-être raison. » C’est la réponse que Vinnie fait généralement aux affirmations qu’elle n’a pas envie de discuter. Il n’est pas impossible, bien sûr, que Zimmern n’ait personnellement rien contre elle. Ses griefs, qui prennent certainement racine dans une enfance malheureuse et défavorisée, visent peut-être l’enfance elle-même, ou bien les femmes universitaires, ou le folklore, ou une combinaison de ces différents éléments. Mais cela ne l’excuse pas. Comme tous les coupables, il doit être jugé pour ses actes, et condamné. Et châtié.

S’il y avait une justice en ce bas monde, c’est le professeur Zimmern et pas le professeur Miner qui souffrirait maintenant de ce rhume, de ce mal de tête, de ce nez bouché, de cette gorge irritée, de cette toux rauque, de cette sensation globale de malaise. Vinnie l’imagine en proie à tous ses symptômes, mais, si possible, à un degré encore supérieur, couché en ce moment même sous un tas pesant de couvertures emmêlées (elle lui refuse sa couette ; de toute façon, elles sont rares aux États-Unis). Il est dans son appartement new-yorkais, qu’elle situe dans un de ces immeubles en pierre encrassée de suie, semblables à des falaises creusées de cavernes, proches de l’université de Columbia qui en est d’ailleurs propriétaire. (En fait, L.D. Zimmern vit au premier étage d’un joli bâtiment en grès brun, dans la partie ouest de Greenwich Village.) Il est souffrant par intermittence depuis des semaines, imagine Vinnie ; depuis des mois ; depuis qu’il a écrit cet article révoltant. Et depuis qu’il s’est opposé au renouvellement de la subvention de Vinnie, ses symptômes sont devenus permanents.

Zimmern ne le sait pas encore, mais son état va empirer. Son rhume va dégénérer en bronchite, sa bronchite en pneumonie virale. Il se retrouvera bientôt dans un de ces immenses hôpitaux new-yorkais, impersonnels et froids, à la merci de docteurs anonymes et impatients, d’infirmières surmenées, et d’agents hospitaliers revêches, sous-payés, ne parlant pas l’anglais, et souvent toxicomanes. Zimmern sera hébergé dans une chambre à deux lits, sans que son état s’améliore, et ses amis, si du moins il en a, se lasseront de venir le voir. La pièce apparaît distinctement à Vinnie : une fenêtre sale donnant sur des murs de brique crasseuse, deux lits blancs, hauts et durs, le second étant occupé par un vieillard incontinent et puant qui tousse et ronfle, un téléviseur allumé en permanence sur une émission sportive. Elle voit Zimmern dans sa robe de chambre d’hôpital en crépon délavé, écartant d’une main sans force un exemplaire éraillé et vieux de plusieurs mois du magazine Time, prenant sur sa table de malade un gobelet en plastique et aspirant à l’aide d’une paille flexible une eau new-yorkaise tiède, au goût de croupi.

Personne n’est venu non plus rendre visite à Vinnie au cours de sa maladie, mais c’est surtout parce qu’elle n’y a encouragé personne. Quand elle est déprimée ou mal en point, son instinct la pousse toujours à se cacher jusqu’à ce que le climat s’améliore. Même une femme très jeune et très jolie a moins de charme avec un gros rhume, et Vinnie n’a qu’à regarder la glace de la salle de bains pour savoir qu’elle est plus laide que jamais ; quant à son humeur, elle ne pourrait pas être pire. Et bien que ses connaissances à Londres soient nombreuses, elles se composent surtout de gens qu’elle considère comme des amis des beaux jours (à l’exception, peut-être, d’Edwin Francis, mais Edwin est au Japon). Certes, elle les aime bien, mais elle a la conviction – peut-être sans fondement – que l’affection réciproque qu’ils se vouent résulte de leur tempérament aimable et de leur bon caractère, plutôt que d’une amitié profonde ; elle craint de la mettre à l’épreuve de conditions défavorables. Si ses amis n’étaient pas dégoûtés en la voyant telle qu’elle est, ils seraient sans doute enclins à la plaindre ; et bien qu’elle s’apitoie parfois sur elle-même, Vinnie déteste être l’objet de la pitié d’autrui, même si cette pitié n’existe que dans son imagination.

Dès que ce danger la menace, son recours habituel consiste à s’intéresser aux malheurs des autres et à les plaindre activement. Si elle avait attrapé ce rhume au moment où les intempéries le justifiaient, au début du mois dernier, elle aurait pu se pencher avec profit sur les tribulations de Chuck Mumpson : son chômage, son manque de ressources intérieures, son éducation de troisième ordre, sa dépression, sa solitude, son peu de goût pour Londres, et la découverte que son ancêtre anglais, le seigneur plein de sagesse, n’était en fait qu’un misérable illettré. Quelques semaines plus tard, elle aurait pu ajouter à ce tableau son enfance malheureuse et son adolescence délinquante.

Les « vieux » de Chuck, a-t-il raconté à Vinnie la première fois qu’ils ont dîné ensemble, étaient incultes, « fauchés comme les blés », et pas spécialement respectueux de la loi. « Mon papa – il ne valait rien. Il a passé presque toute sa vie d’adulte en prison, si vous voulez tout savoir. Et tous tant qu’on était, il n’en avait rien à foutre. »

D’après ce que Vinnie comprend, Chuck et ses frères et sœurs trop nombreux ont grandi dans une sorte de bas-quartier semi-rural, auprès d’une mère surmenée et souvent soûle. « Ce n’était pas une mauvaise femme », lui a expliqué Chuck en enfournant une énorme fourchetée de sole Véronique et de pommes de terre persillées, une spécialité de chez Wheeler (à table, ses bonnes manières laissent à désirer). « Mais elle n’était pas souvent à la maison pour s’occuper de nous. Et quand ça n’allait pas trop bien pour elle, elle se bourrait la gueule et elle nous cognait. »

Sans surveillance, plus ou moins négligés, Chuck et les autres ont commencé à faire des bêtises dès la puberté. « J’ai fréquenté une bande de durs pendant un moment. En troisième, on manquait l’école presque tout le temps pour traîner dans les salles de billard et faire des virées à l’œil.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Vinnie, s’émerveillant du contraste entre Chuck et son histoire, et l’élégance britannique traditionnelle du restaurant Wheeler.

— Oh, vous savez bien. On trouve une voiture qui a les clés au tableau de bord, ou bien on la fait démarrer en mettant le contact, et on va se balader en bande. On emmène le tas de boue sur l’autoroute et on voit ce qu’il peut faire ; si l’occasion se présente, on ramasse quelques nanas et on les emmène en virée, et puis quand on a l’impression d’avoir les flics au cul, ou qu’on manque d’essence, on largue la caisse. Ça nous arrivait aussi d’emprunter des chevaux. »

« Quand on en a eu assez de ce jeu-là, on s’est mis à entrer dans des maisons vides. C’était surtout pour se donner des sensations ; mais si on voyait quelque chose qui nous plaisait on le prenait. Moi, je m’intéressais aux appareils photo. Et puis une fois, on est tombés sur une maison qui n’était pas vide, et on a dû se tailler en quatrième vitesse. Après, y en avait pas un qui voulait reconnaître qu’il avait la trouille, alors on s’est mis à frimer, à dire que la fois d’après on prendrait un flingue, et que si quelqu’un nous cherchait des crosses on lui ferait sauter la tête. Un des gars, il savait où son père planquait un pistolet. Ma foi, nous avons eu de la chance. Avant de nous faire descendre ou de blesser quelqu’un, la police nous a chopés. La plupart des gars ont été laissés en liberté surveillée, mais moi, ils ont jeté un coup d’œil à ma famille, et ils m’ont envoyé dans une institution pour jeunes délinquants. » « Bon Dieu, non, ça ne m’a pas remis sur le droit chemin. » Chuck continua son histoire plus tard, tandis qu’assis dans leurs fauteuils à l’opéra de Covent Garden, ils attendaient le début de Fidelio. « Vous voulez rire ? Vous avez déjà vu ce genre d’endroit ? Non, ce qui m’a fait arrêter, ç’a été la guerre. J’ai été appelé et envoyé dans le Pacifique avec un régiment du génie. Sans ça, j’aurais sans doute continué comme j’avais commencé ; et j’aurais peut-être fini comme mon père. Mais après la guerre, ça n’avait plus l’air si malin de tuer un type. C’était déjà assez moche quand il s’agissait d’un Japonais qui vous aurait eu en premier s’il avait pu. Et puis vous rentrez au pays, et vous entendez un vieux copain qui raconte, par exemple, qu’il est rentré dans une station-service ouverte la nuit, un flingue à la main ; et le type qui était là, c’était pas qu’il lui voulait spécialement du mal, mais il a cru entendre du bruit dans l’arrière-boutique, et il a paniqué. Et voilà le type qui se retrouve couché par terre, mort, et ton copain qui a bousillé sa vie, et tout ça pour quoi ? Pour cent ou deux cents dollars, peut-être. Ça ne me disait rien, vous comprenez ?

— Je vois ce que vous voulez dire. » Vinnie balaya du regard la grande salle ornée en abondance de lampes à abat-jour et de velours carmin, les balustrades dorées et tarabiscotées des balcons, puis, avec le sentiment d’une collision entre deux univers, posa à nouveau les yeux sur Chuck, son imperméable en plastique et la lanière en cuir qui lui tenait lieu de cravate. « Alors vous vous êtes acheté une conduite.

— Ouais, je suppose qu’on peut dire ça. » Chuck poussa un petit rire gêné.

« En tout cas, après ma démobilisation, je n’ai pas traîné longtemps chez moi. J’avais mon certificat de G.I., et d’après les tests, j’étais assez intelligent pour faire l’école d’ingénieurs, alors je me suis dit, Bon Dieu, pourquoi pas.

— Pourquoi pas », répéta Vinnie, s’émerveillant du long enchaînement de hasards qui avait projeté cet ex-délinquant, sans emploi et sans joie, venu du fin fond de l’Oklahoma, dans le siège voisin du sien à Covent Garden. Elle sentit monter en elle un élan de pitié condescendante, et se félicita d’avoir eu la chance de naître de parents instruits, affectueux, sobres et solvables.

Mais au cours des jours qui suivirent cette soirée à l’Opéra, Chuck devint peu à peu moins pitoyable. Parce qu’il s’ennuyait et qu’il était mal dans sa peau, il était prêt à faire tout ce que Vinnie lui suggérait, qu’il s’agisse de visites en tout genre, de repas au restaurant ou de spectacles. Il semblait quelquefois apprécier ces activités, ou du moins y trouver un intérêt. Après Fidelio, par exemple, il affirma que ça ne ressemblait évidemment pas beaucoup à la vie réelle, mais que nous nous sentirions peut-être tous beaucoup mieux en hurlant un bon coup quand les choses n’allaient pas comme nous voulions. Son pépé avait cette habitude, expliqua-t-il. « Quand il se mettait vraiment en rogne, il arrêtait de faire ce qu’il faisait, et il insultait l’univers entier pendant dix minutes-un quart d’heure, jusqu’à en perdre le souffle. »

Chuck tenait à payer tout ce qu’ils faisaient ensemble, ce qui gênait un peu Vinnie, et en plus il la remerciait. Dès le début, il s’est fait d’elle l’image erronée d’une personne serviable et gentille, cette conviction remontant au vol vers Londres, alors qu’elle essayait, en fait, d’éviter toute conversation avec lui, et ayant été confirmée par ses quelques conseils élémentaires sur la recherche généalogique. « Vous me prenez pour quelqu’un de gentil, mais ce n’est pas vrai », a-t-elle envie de dire de temps à autre ; mais elle se retient.

En dehors de l’erreur qu’il commettait sur sa personnalité et ses motifs. Chuck n’était pas vraiment idiot, pensait maintenant Vinnie. Il manquait simplement d’instruction ; au sens où elle l’entendait, il n’était pas instruit du tout. Mais du moins était-il disposé à apprendre. Puisqu’il n’avait pratiquement rien lu, elle décida de commencer par le commencement, avec les classiques de la littérature pour la jeunesse : Stevenson, Grahame, Barrie, Tolkien, White. Elle lui acheta les livres elle-même, pour être sûre qu’il aurait des éditions correctes, et pour lui rendre en quelque sorte tous les dîners et toutes les places de théâtre qu’il ne cessait de lui offrir.

En assistant avec Chuck aux meilleurs films, pièces, concerts et expositions du moment, Vinnie s’exposait, bien entendu, à rencontrer certaines de ses connaissances londoniennes. Et de fait, dès leur troisième expédition – c’était au National Theatre – ils tombèrent sur Rosemary Radley. Vinnie frémit intérieurement en présentant Chuck, et s’éclipsa avec lui dès que cela parut possible sans impolitesse. Son commentaire ultérieur aurait pu être prédit : « Ah oui, c’est une lady ? Bon, ben j’aurai au moins rencontré une vraie aristocrate dans ce pays. Et une belle fille, en plus. »

Mais Vinnie fut stupéfaite, lors d’un déjeuner quelques jours plus tard, d’entendre Rosemary déplorer sans y mettre, apparemment, la moindre ironie, qu’elle ait éloigné si vite son « ami cow-boy, un homme si amusant », et affirmer qu’elle devait absolument venir chez elle avec lui la semaine suivante.

Vinnie dit qu’elle essaierait, tout en étant, au départ, résolue à ne pas le faire. Peut-être ne tenait-elle pas Chuck en haute estime, mais elle n’avait pas pour autant l’intention de l’amener à une réception à Chelsea où l’on se moquerait de lui. Mais après tout, Chuck ne s’apercevrait sans doute même pas qu’une personne comme Rosemary se moquait de lui ; et si elle lui faisait visiter Londres, n’était-il pas bon de lui montrer autre chose que des attractions touristiques ?

Vinnie viola donc à nouveau sa règle de ne pas mélanger ses relations anglaises et américaines : elle emmena Chuck à la réception de Rosemary, espérant que les invités seraient assez nombreux et variés pour atténuer le choc provoqué par sa présence. À sa grande surprise, sa tenue d’homme de l’Ouest et son accent du même cru eurent un succès immédiat. Il eut beau expliquer qu’il n’avait pas travaillé dans un ranch depuis son enfance, les Britanniques s’attroupèrent autour de lui, lui demandant en hérissant leurs phrases de guillemets invisibles comment on s’y prenait exactement pour prendre le bétail au lasso et pour le marquer au fer rouge, et s’il restait beaucoup d’indiens dans la prairie. « J’adore votre M. Mumpson, dit à Vinnie l’actrice Daphné Vane. Il est tout ce qu’il y a de plus authentique, n’est-ce pas ? » Quant à Posy Billings, qui trouva Chuck « follement amusant », elle proclama que Vinnie et lui devaient vite venir passer quelques jours chez elle dans l’Oxfordshire. Vinnie s’aperçut que de ce côté-ci de l’Océan. Chuck ne représentait pas un type régional banal, mais un spécimen original et même exotique, comme le serait à New York un ingénieur sanitaire écossais, vêtu d’un kilt.

Cependant, la saison londonienne de Chuck fut de courte durée. Dix jours après la réception de Rosemary, il décida de repartir pour le Wiltshire, en grande partie à cause d’une réflexion d’Edwin Francis. Au lieu de partager la déconvenue de Chuck à propos du Vieux Mumpson, Edwin l’avait félicité : « C’est fascinant ! Un vrai personnage de Hardy, dirait-on. Vous avez beaucoup de chance ; la plupart de mes ancêtres sont indiciblement ennuyeux, rien que des notaires et des pasteurs. Vous devez poursuivre vos recherches. »

« J’ai réfléchi, dit plus tard Chuck à Vinnie. J’ai dans l’idée que M. Francis a raison. Je devrais en apprendre le plus possible sur le vieux bonhomme. Après tout, il fait partie de ma famille, quoi qu’il en soit. »

Et, laissant chez Vinnie la plus grande partie de ses affaires, Chuck s’en est allé. Elle lui a donné un livre à lire dans le train et lui a préparé un pique-nique – et pourquoi pas ? Il lui a bien souvent payé des repas au cours des dernières semaines, et la nourriture des chemins de fer britanniques est tristement célèbre. De plus, ils sont maintenant amis, du moins aux yeux de Chuck. Vinnie sait, et cela l’irrite, que beaucoup de ses relations les soupçonnent même d’être amants, en dépit ou peut-être à cause de ses dénégations parfaitement véridiques.

Depuis tout le temps qu’elle vient en Angleterre, Vinnie n’a jamais fait l’amour avec un Anglais. Bien sûr, ses séjours précédents ont été de courte durée : quelques semaines au plus. Cette fois-ci, pourtant, elle avait vaguement espéré une aventure, et comme elle le fait à chacun de ses voyages, elle avait reprogrammé ses fantasmes pour y mettre en scène des intellectuels britanniques au lieu des Américains habituels. Ce n’était pas qu’elle eût réellement espéré un intermède sentimental avec l’un ou l’autre de ces universitaires, critiques, folkloristes ou écrivains bien connus. Mais elle n’était certainement pas venue jusqu’à Londres pour se jeter dans les bras d’un Américain pur polyester des « États du Soleil », laissé pour compte d’un voyage organisé de quinze jours, ingénieur sanitaire au chômage, portant un imperméable en plastique et des bottes de cow-boy et n’ayant jamais entendu le nom d’Harold Pinter, d’Henry Purcell ou de William Blake jusqu’à l’âge de cinquante-sept ans et jusqu’à ce qu’elle lui en parle. À l’idée d’être injustement soupçonnée d’une telle liaison, Vinnie se sent dépréciée socialement, mais elle éprouve aussi, il faut le reconnaître, une certaine vexation irrationnelle. Bien entendu, elle repousserait Chuck s’il lui faisait des avances, mais pourquoi ne lui en a-t-il pas fait ? Soit parce qu’il prévoit sa réaction – c’est peu vraisemblable : il n’est pas du genre intuitif – soit parce que, tout en l’aimant bien, il ne la trouve pas attirante.

Les différents aspects de la situation commençaient à mettre Vinnie mal à son aise et de mauvaise humeur, et elle fut donc positivement ravie de voir Chuck quitter Londres. Elle prenait plaisir à l’imaginer dans le train de Bristol, ville où il devait prendre une voiture de location : un Américain corpulent et rubicond coiffé d’un chapeau de cow-boy, portant une veste de cuir frangée, savourant ses délicieux sandwichs au jambon et, à la surprise des autres passagers de première classe, plongé dans les Contes de fées anglais, de Jacobs. Mais maintenant qu’il est parti, bien que Vinnie répugne à l’admettre, il lui manque. Elle éprouve presque un peu d’impatience entre deux de ses fréquents appels téléphoniques, lors desquels il lui rapporte les progrès de son enquête et la remercie de lui faire suivre son courrier. Il s’agit apparemment surtout de lettres administratives ; pour autant qu’elle puisse en juger, il n’y a presque rien de sa femme ni de ses enfants. Néanmoins, Chuck, au téléphone, a l’air d’avoir assez bon moral : son ton est parfois presque joyeux.

Puisque Chuck n’est plus utilisable comme objet de compassion, Vinnie, couchée avec son mauvais rhume, envisage de s’apitoyer sur Fred Turner. À coup sûr, il paraissait plutôt à plaindre la dernière fois qu’elle l’a vu.

Ces derniers temps, Fred ne s’est trouvé à aucune des réceptions auxquelles Vinnie a assisté. Mais elle l’a rencontré au British Museum, juste avant que le rhume ne s’abatte sur elle. Cela faisait des semaines qu’elle n’y avait pas mis les pieds : ses recherches sont presque terminées, et elle n’aime pas la salle de lecture, surtout au printemps et en été, saisons où débarquent les touristes et les cinglés, et où l’atmosphère devient terriblement étouffante, tandis que le personnel (pour des raisons sans doute compréhensibles) est exténué et revêche.

Elle traversait la cour pavée, mouillée par une brusque ondée, lorsqu’elle a vu Fred assis sous la colonnade, mangeant un sandwich. Sa première réaction a été de se dire que ce célibataire bénéficiant d’une bourse d’études assez généreuse n’aurait pas dû avoir besoin de faire de telles économies. Soit il ne voulait pas s’éloigner de son travail pour plus de quelques minutes, soit – hypothèse plus plausible – les frais encourus pour Rosemary Radley (places de théâtre, fleurs et repas coûteux) avaient creusé un gouffre dans son compte en banque.

Le beau visage de Fred arborait une expression mélancolique et mal nourrie qui s’égaya à peine à la vue de Vinnie. Il l’invita à venir s’asseoir près de lui sur le banc en lattes de bois, mais n’approuva que mollement l’éloge qu’elle fit de la beauté du jour. Pourtant, le spectacle qui s’offrait à eux évoquait une affiche publicitaire de la compagnie British Air. Des nuages en crème fouettée flottaient au-dessus d’eux, les arbres saupoudrés de jeunes feuilles scintillaient, et une vapeur s’élevait du sol de la cour, étincelant d’éclats de lumière irisés.

« Oh, ça va » répondit-il à sa question, d’un ton qui laissait entendre le contraire. « Vous êtes peut-être au courant : Rosemary et moi, nous ne nous voyons plus.

— Oui, je l’ai entendu dire. » Vinnie se retint d’ajouter qu’il en était de même de tous ses amis londoniens, sans parler du magazine Private Eye. « J’ai cru comprendre qu’elle était fâchée que vous soyez forcé de repartir si vite pour enseigner.

— Oui, c’est à peu près ça. Mais elle croit… elle se conduit comme si je l’avais trahie, ou quelque chose comme ça. » Fred froissa et défroissa son sac en papier humide, le frappant du poing avec colère. « Elle croit que ça me serait facile de rester ici si je voulais. Bon Dieu, vous savez, vous, que ce n’est pas vrai. »

Vinnie exprima fermement son assentiment. Au cas où il aurait songé à agir de cette façon, elle souligna qu’une annulation soudaine et immotivée de sa participation aux cours d’été gênerait et dérangerait beaucoup de gens à l’université de Corinth ; elle entreprit de les énumérer en précisant leur nom et leur titre.

« Je sais, je sais, interrompit Fred. Je lui ai déjà expliqué. Rosemary est une femme merveilleuse, mais elle refuse d’écouter. Quand ce que vous dites ne lui plaît pas, elle n’est absolument pas foutue d’écouter – oh, excusez-moi.

— Je vous en prie.

— Bon Dieu, je resterais ici, si je pouvais. Je l’aime, et j’aime Londres, s’écria-t-il en émiettant son sandwich au beurre de cacahuète. Je ne vois pas ce que je peux dire d’autre.

— En effet, acquiesça Vinnie, partageant une des passions de Fred. C’est toujours si difficile de partir. Je sais.

— Mais pourquoi est-elle si foutrement déraisonnable ? Nous allions passer de si bons moments ensemble, ce mois-ci… nous avions des places pour Glyndebourne. Je ne lui ai jamais dit que j’allais être en Angleterre pour toujours ; jamais prétendu une chose pareille. Je ne lui ai pas menti. Je lui ai expliqué il y a longtemps que je devais rentrer en juin, nom de Dieu, je sais que je l’ai fait. » Fred secoua la tête en passant sa main dans ses cheveux sombres et ondulés, geste qui exprimait à la fois sa perplexité et sa volonté de se rassurer. Pour la première fois, Vinnie reconnut en lui un trait qu’elle avait souvent remarqué chez Rosemary Radley, et qui est l’apanage des gens très beaux : ils sont convaincus que tout au long de leur vie, ils conservent le privilège de prendre ou de laisser ce qu’ils veulent, au moment où ils le veulent. Chez ces deux-là, cette conviction était d’autant plus forte qu’elle était largement – ou peut-être totalement, dans le cas de Fred – inconsciente.

« Ça va peut-être lui passer.

— Ouais. Peut-être », répondit-il d’une voix sans timbre, peu convaincue, en regardant d’un œil sourcilleux les pigeons qui avaient commencé à s’assembler. « Pour l’instant, elle ne veut ni me voir, ni me parler au téléphone, ni rien. Bon, ça va. » Il prit une croûte dans le sac et la lâcha par terre ; les gros oiseaux gris se bousculèrent pour picorer. « Il vaudrait mieux que ça lui passe vite ; je ne suis plus dans le coin que pour trois semaines.

— En tout cas, j’espère que ça va s’arranger, affirma Vinnie, bien que cela lui fût complètement égal.

— Moi aussi. » Une sorte de secousse sismique ébranla le visage de Fred, ce beau paysage orageux. « Écoutez, Vinnie, ajouta-t-il, maîtrisant l’éruption volcanique imminente. Vous êtes assez liée avec Rosemary ?

— Non, je n’irais pas jusqu’à dire ça.

— Oh, quand même. Vous la voyez tout le temps. Je me demandais… Si vous lui parliez, peut-être.

— Vraiment, je ne crois pas…

— Vous pourriez lui expliquer, pour les cours d’été ; lui dire que je ne peux pas tirer un trait dessus comme ça. » Fred éparpilla le reste de son sandwich à demi-mangé, provoquant une nouvelle invasion de pigeons, des dizaines et des dizaines, affluant de toutes les directions à grands battements d’ailes.

« Je ne crois vraiment pas pouvoir faire une chose pareille. » Pour protéger ses bas, Vinnie chassa d’un coup décoché avec le côté de sa chaussure un oiseau gris-mauve particulièrement outrecuidant.

« Elle vous écouterait, j’en suis sûr. Allez, barrez-vous ! Il n’y en a plus, nom de Dieu. » Il se leva, hissant à bout de bras une serviette pleine. « Je vous en prie, Vinnie. »

Vinnie se mit debout à son tour, et s’éloigna à plusieurs pas du rassemblement de pigeons. Elle regarda Fred Turner, planté sur le seuil du British Museum, attendant sa réponse au milieu d’un fouillis d’oiseaux irisés, tous aussi exigeants et déraisonnables, sa haute silhouette athlétique déséquilibrée par le poids excessif de ses sentiments et de sa serviette. Elle se rendit compte alors qu’il venait de rejoindre la catégorie de gens (le plus souvent d’anciens étudiants, mais pas toujours) qui sont convaincus que Vinnie va leur rédiger des attestations, les recommander à des collègues à l’étranger, lire leurs livres et leurs articles, et se préoccuper de leur bonheur personnel et professionnel. D’ordinaire, une réponse favorable à ces demandes, loin de faire disparaître l’obligation, lui redonne une vie nouvelle, de même qu’on recharge une batterie en faisant rouler une automobile. La relation universitaire entre protecteur et protégé est un circuit électrique fermé qui n’est pas soumis à la loi de l’entropie ; souvent, il émet des étincelles jusqu’à la mort.

Un des avantages que Vinnie trouve à son séjour en Angleterre, c’est qu’elle peut échapper à la plupart de ces parasites (il est vrai que certains d’entre eux la pourchassent par correspondance). Et voilà que Fred s’institue son protégé sous prétexte qu’ils sont dans le même département, dans la même ville étrangère, et qu’elle a un quart de siècle de plus que lui. Et aussi, sans doute, parce que, sans l’avoir voulu le moins du monde, elle est d’une certaine façon responsable de sa situation actuelle. Elle faisait partie de la commission qui lui a accordé sa bourse d’études, et elle l’a invité à la soirée où il a rencontré Rosemary Radley.

Vinnie a dit à Fred en soupirant que si l’occasion s’en présentait, elle essaierait de parler à Rosemary. Elle avait peu d’espoir de mener à bien cette mission, et souhaitait secrètement ne jamais avoir la possibilité de l’entreprendre. Puisqu’elle est tombée malade le lendemain, ce vœu a été exaucé, d’une façon certes peu agréable. Mais comme Vinnie l’a souvent remarqué, aussi bien dans le folklore que dans la vie réelle, il en est souvent ainsi des vœux.

Peut-être Fred est-il un tant soit peu pitoyable à l’heure actuelle, pense Vinnie, couchée dans son lit avec sa bouillotte tiède, mais ce n’est pas vraiment le genre de personne à qui il faut qu’elle songe. À long terme, il n’y a aucune raison de le plaindre. Il est jeune, en bonne santé, beau, élégant, cultivé, et – bien que Vinnie n’ait pas du tout l’intention de le lui révéler – on pense, au département d’anglais, qu’il ira loin. Pour l’instant il est amer et désorienté parce que Rosemary ne veut plus le voir, mais il s’en remettra. Il sera aimé de beaucoup d’autres femmes, sa carrière connaîtra une progression régulière, et à moins qu’il ne soit renversé par une voiture, frappé par une maladie mortelle, par la foudre, ou par toute autre calamité imprévisible, il jouira sa vie durant d’un bonheur exaspérant.

Alors que Vinnie est seule, et sera probablement toujours seule. Quand elle sera malade, comme elle l’est maintenant, personne ne sera jamais là pour écouter avec sympathie la description de ses symptômes, et lui apporter du jus d’orange frais sans être dégoûté par son apparence ni l’enduire d’une pitié condescendante aussi poisseuse qu’une glauque confiture de groseilles à maquereau. Elle a cinquante-quatre ans ; elle va continuer de vieillir. Et plus elle sera vieille, plus il lui arrivera souvent d’être malade, et ses maladies dureront de plus en plus longtemps, et il n’y aura personne pour s’en soucier réellement.

Fido ou l’Apitoiement sur soi-même, qui somnolait à côté de Vinnie depuis presque trois jours, frappe la couette de sa queue aux longs poils soyeux, mais elle le chasse. Bien qu’à l’heure actuelle, elle ait parfaitement le droit de s’apitoyer sur elle-même, elle sait qu’il est dangereux de céder outre mesure à cette tentation. En continuant de nourrir et de choyer Fido, ne serait-ce qu’en reconnaissant trop souvent son existence, elle va fatalement l’encourager. Il va se mettre à grandir, passant de sa taille présente qui est celle d’un basset aux dimensions d’un griffon – d’un berger – d’un saint-bernard. Si Vinnie n’y prend pas garde, elle sera un jour suivie partout d’un chien invisible, d’un blanc sale et de la taille d’une vache. Les autres ne le verront pas comme elle le voit, mais ils percevront inconsciemment sa présence. Près de lui, elle semblera rabougrie et pathétique, comme quelqu’un qui aurait définitivement accepté le rôle de Personne Digne de Pitié.

« Va-t-en, dit Vinnie à Fido, dans un quasi-murmure. Ce n’est qu’un gros rhume qui sera bientôt fini. Descends de mon lit. Sors de l’appartement. Va chercher M. Mumpson, pourquoi pas ? » ajoute-t-elle brusquement à voix haute, se représentant Chuck seul dans le fin fond de la campagne, sans amis, explorant des archives poussiéreuses et jaunies à la recherche de ses ancêtres illettrés.

Vinnie imagine Fido : il soupèse cette suggestion. Il lève la tête, puis dégage son avant-train de la couette, et renifle l’air. Il descend alors du lit et fonce vers la porte, sans même regarder en arrière.

Encouragée, Vinnie rejette les couvertures et se met debout, chancelante. Elle titube jusqu’à la cuisine, se verse un verre de jus d’orange, et y laisse tomber un comprimé anti-rhume parfumé à la cerise. Toute agnostique qu’elle est, elle croit aux pouvoirs de la vitamine C ; et comme la plupart des croyants, elle voue à son dieu un culte plus fervent quand ça va mal. Elle avale d’une rasade le breuvage pétillant d’un rouge violacé et acide, retourne au lit, se mouche à nouveau, met sur son visage un masque destiné à la protéger du jour, tire la couette jusqu’à ses oreilles et sombre dans un sommeil alourdi par le mal de tête et l’enchifrènement.

Environ une heure plus tard, elle est tirée de sa torpeur par le téléphone.

« Vinnie ? Ici Chuck, je vous appelle du Wiltshire. Comment ça va ?

— Oh, ça va.

— Vous avez l’air enrhumée.

— À vrai dire, je le suis.

— Aïe, pas de chance. C’est un très gros rhume ? Je reviens sur Londres cet après-midi, j’espérais qu’on pourrait dîner ensemble.

— Je ne sais pas. Je suis au lit depuis avant-hier. Je me sens vraiment mal en point, et j’ai une tête épouvantable. » Vinnie n’hésite pas à tenir ce genre de langage à Chuck. Il ne compte ni à Londres ni dans sa vie, et ce qu’il pense n’a donc pas d’importance. « Dieu sait dans quel état je serai ce soir.

— Je suis vraiment désolé pour vous. Je vais vous dire. Vous allez rester bien sagement au lit et ne pas prendre froid, d’accord ?

— D’accord. » Il y a bien des années que Vinnie n’a entendu personne lui dire de rester bien sagement au lit et de ne pas prendre froid.

« Je vous appellerai quand j’arriverai en ville, vers sept heures trente. Et à ce moment-là, si vous vous sentez assez en forme, je nous apporterai quelque chose à manger pour tous les deux.

— C’est très gentil à vous. » Vinnie se représente son placard et son réfrigérateur, plus ou moins vides à l’exception de trois litres de soupe froide. « Mais ne vous y sentez pas forcé. Cet appartement doit grouiller de microbes.

— Bah, ça ne me fait pas peur. Je suis un coriace. » Chuck s’esclaffe.

« Bon… Très bien. »

Vinnie raccroche, se laisse tomber dans son lit, et plonge de nouveau dans l’inconscience.

À huit heures ce soir-là, lorsque Chuck arrive, apportant de la bière et un repas indien à emporter complet, suffisant pour au moins quatre convives, elle se sent nettement mieux. Ce n’est que la deuxième fois qu’il vient chez elle, et de nouveau, elle trouve qu’il détonne complètement dans son appartement, cet Américain de l’Amérique profonde, si volumineux, si maladroit.

Quant à Chuck, naturellement, il ne ressent pas la moindre incongruité.

« C’est joli ici », dit-il en regardant du côté de la fenêtre en arrondi qui encadre un tableau de jardin londonien dans des tons variés et lumineux d’or et de vert, éclairés par le soleil couchant. « Jolie vue. Très belles, ces fleurs. » Il indique une théière qui déborde de roses jaunes grandes ouvertes.

« Merci. » Vinnie sourit, gênée, pensant que ses roses ne viennent pas de chez un fleuriste, mais qu’elle les a prélevées au crépuscule, il y a deux jours, devant différentes maisons du voisinage. Ce petit vol, le premier qu’elle ait commis depuis presque trois mois, a eu lieu le lendemain du jour où elle a appris l’histoire de L.D. Zimmern et du non-renouvellement de sa bourse. Tout comme son rhume, le larcin n’est peut-être pas sans rapport avec cette nouvelle. « Donnez-moi donc ce sac à provisions, dit-elle, changeant de sujet.

— Nan. Restez assise là et reposez-vous. Je vais me débrouiller. »

Vinnie est sceptique, mais Chuck se débrouille bel et bien, réchauffant et servant le dîner avec adresse et célérité. Déprimée comme elle est, Vinnie trouve apaisantes ses attentions un peu balourdes, et presque reposante sa conversation laborieuse. Cette fois-ci, lui apprend Chuck, son voyage à South Leigh a été vraiment productif ; tout en bavardant, il expédie les deux-tiers du repas indien et presque toute la bière. « Ces recherches, vous savez, ça se passe pas comme au boulot. Quelquefois on réussit sacrément mieux si on ne cherche pas à se braquer sur un problème. On fait par hasard une découverte importante alors qu’on cherchait tout autre chose.

— C’est comme l’histoire des trois princes de Serendip, dit Vinnie.

— Pardon ? »

Vinnie raconte le conte persan dont les héros ont le don de faire accidentellement d’heureuses découvertes.

« Ah bon. J’connaissais pas cette histoire. » Visiblement, Chuck se serait passé de la connaître. « Enfin bref, j’étais dans la bibliothèque, là-bas, et je ruminais mon problème en feuilletant par-ci par-là, vous voyez.

— Hum. » Vinnie imagine Chuck sous l’aspect d’une vache de bonne taille – non, d’un taureau – lâchée entre les rayonnages d’une bibliothèque provinciale, mâchonnant une page par-ci, une page par-là.

« Vous savez, ils conservent les archives de la paroisse : Untel vivait là. Untel a été baptisé, s’est marié, a été enterré. En allant au cimetière, on retrouve certains des noms sur les pierres tombales. Tous ces noms, et dire que chaque nom, c’était quelqu’un. D’abord ils sont nés, ils ont été bébés, puis gamins, et ils ont appris leurs leçons et joué à des jeux. Après, ils ont grandi, ils ont labouré, trait les vaches, fauché les prés, et ils mangeaient leur dîner et buvaient la bière du pays à l’auberge du Coq et de la Poule ; ils sont tombés amoureux, ils se sont mariés, ils ont eu des enfants, ils ont été malades, ils ont guéri, ils ont vécu, ils sont morts. Et pendant que tout ça se passait, à Tulsa il n’y avait que de la prairie parcourue par des bisons, avec peut-être quelques Indiens. Tous ces gens qui vivaient là-bas à South Leigh, et partout dans ce pays, pendant des centaines et des centaines d’années, depuis les temps préhistoriques, et maintenant plus personne ne se les rappelle. C’est une espèce disparue, comme les bisons. Ça me fout en l’air.

— Oui. » Vinnie voit elle aussi se lever dans son esprit les ombres de générations lointaines ; c’est une impression qu’elle ressent souvent en Angleterre, ce pays dont le moindre arpent, la moindre rue, le moindre bâtiment, sont peuplés de fantômes innombrables.

« Bref, je me suis mis à penser à mon ancêtre qui me faisait tellement honte. J’ai trouvé d’autres renseignements sur lui ; pas grand-chose. Il était dans le registre de paroisse de South Leigh, né en 1731, mort en 1801 à l’âge de soixante-dix ans : « Charles Mumpson, appelé le Vieux Mumpson. » Pour ainsi dire un titre honorifique. Soixante-dix ans, ça ne nous fait pas l’effet d’un grand âge, mais dans ce temps-là, la plupart des gens ne vivaient pas si vieux que ça. Les docteurs n’y connaissaient pas grand-chose – Bah, c’est pas qu’ils y connaissent grand-chose maintenant, si vous voulez mon avis.

— Non, acquiesce Vinnie.

— Atteindre un âge pareil, c’était un genre de record à l’époque, surtout pour un travailleur. » Chuck avale une autre lampée de bière. « Il avait sûrement une solide constitution.

— Sûrement, approuve Vinnie, en mesurant du regard le coffre et la musculature du descendant du Vieux Mumpson.

— Ce qui s’est passé, j’imagine, c’est que quand le Vieux Mumpson a eu à peu près mon âge, il s’est sans doute retrouvé trop vieux pour les travaux des champs, plus personne ne voulait l’embaucher. Sa femme était morte des années auparavant, et ses deux fils avaient quitté le village, peut-être qu’ils étaient partis pour l’Amérique ; en tout cas, dans les archives du comté, on ne trouve trace ni de leur naissance ni de leur mort. Ben, il ne savait sans doute pas faire grand-chose d’autre que travailler aux champs, le Vieux Mumpson, alors il a pris ce boulot d’ermite, au lieu de dépendre de la charité publique. Telles que je vois les choses, je devrais être fier de lui, au lieu d’en avoir honte, vous comprenez ?

— Je vois ce que vous voulez dire, répond Vinnie, qui n’est pas convaincue, mais ne veut pas démolir la version des faits échafaudée par Chuck.

— Et en plus, ce professeur d’Oxford dont je vous ai parlé, ce type qui est responsable des fouilles Mike Gilson, il s’appelle. Mike m’a dit : « Vous savez, faut pas croire que le Vieux Mumpson était idiot sous prétexte qu’il ne savait ni lire ni écrire. Peut-être qu’il n’a jamais reçu aucune instruction ; à l’époque, beaucoup de paysans étaient illettrés ». C’est possible qu’il ait vraiment été un sage local, à ce que dit Mike, et qu’ils l’aient embauché pour ça. Peut-être que les gens affluaient vraiment de toute la région pour lui demander conseil.

— Oui, bien sûr, c’est tout à fait possible, dit Vinnie, qui regrette de ne pas avoir pensé elle-même des semaines plus tôt à cet argument réconfortant.

— Les connaissances, y en a beaucoup qu’on trouve ailleurs que dans les livres.

— Vous avez certainement raison. » Selon Vinnie, l’étendue réelle de ce savoir non-écrit est très inférieure à ce qu’on prétend souvent.

« Enfin, ce que je voulais vous dire, c’est justement plus ou moins à propos de Mike. Ces temps-ci, j’ai passé beaucoup de temps sur le lieu des fouilles, comme je vous ai dit, à prendre des photos pour lui. Mike a aussi des photos aériennes du site, fournies par le gouvernement. Elles permettent de découvrir des tas de choses, quand on sait ce qu’on cherche : les canaux d’irrigation et de drainage, les vieilles fondations, les bornages, les routes – et il n’avait pas tout repéré. C’est utile de s’y connaître en géologie. Bref, il y a deux jours Mike m’a demandé pourquoi je ne resterais pas avec eux pour l’été, en m’intégrant à l’équipe. Il ne peut pas me payer, parce que je ne suis pas de nationalité britannique, mais il a une grande maison pas loin des fouilles, qu’il a louée pour l’été, et y a un appartement meublé vraiment chouette qui est libre dans une des anciennes chaumières de métayers. Mike a dit que je pouvais l’avoir gratuitement, et que je pourrais manger avec eux dans le bâtiment principal quand je voudrais.

— C’est vrai ? » Vinnie se redresse sur son siège. « Et avez-vous l’intention d’accepter ?

— Ouais ; je crois. » Chuck sourit largement. « Bon Dieu, j’ai rien de mieux à faire. Et c’est chouette là-bas à la campagne, en ce moment. Des fleurs des champs partout, et toute cette verdure. En plus, de remonter le temps comme ça, ça me remonte le moral. » Il rit de son jeu de mots. « Et Mike et son équipe, j’aime bien leur attitude. Ils se défoncent au boulot, mais sans perdre les pédales. Mike, ça lui arrive de décrocher pendant un après-midi rien que pour réfléchir un peu, faire une grande balade. Et les étudiants pareil. Bien sûr, ils n’ont pas de souci à se faire pour les taux de production, ou pour la rentabilité. Dans l’industrie, c’est impossible de faire ce genre de pauses. Si on ne progresse pas à chaque foutue minute, on a l’impression d’aller à reculons.

— Comme la Reine Rouge.

— Hein ? » Chuck la regarde en clignant des yeux. « C’est quelle reine, ça ?

— Dans De l’autre côté du miroir.

— Ah oui ? Je ne l’ai jamais lu. Vous croyez que je devrais ?

— Ma foi…» Vinnie n’a pas fait figurer Alice au pays des merveilles, ni sa suite, sur la liste de lectures qu’elle a dressée pour Chuck, supposant que ces ouvrages l’agaceraient et le déconcerteraient comme c’est le cas pour beaucoup de ses étudiants. Mais s’il doit passer l’été avec un professeur à Oxford, il vaudrait peut-être mieux qu’il se prépare. « Oui, sans doute devriez-vous. » Elle soupire, prévoyant les explications qu’il faudra fournir si Chuck Mumpson doit lire Alice comme il convient : l’éducation victorienne, la poésie et la parodie victoriennes, les échecs, la psychologie du développement, le darwinisme…

— D’accord, si vous le dites. Au fait, Vinnie. Comment vous vous sentez ?

— Mieux, merci.

— Super. Vous savez, je prendrais bien un café, si vous en avez dans le coin.

— Non, mais je peux en faire, dit Vinnie, qui remarque que les hommes ont tendance à croire que toutes les femmes ont en permanence du café caché dans un coin.

— Épatant. » Chuck la suit dans la cuisine étroite, gênant ses mouvements tandis qu’elle remplit la bouilloire électrique et prépare du café pour lui et une tisane de cynorrhodon (riche en vitamine Ç) pour elle.

« Merci, c’est super. Vous avez du lait ?

— Je ne suis pas sûre. Peut-être. » Vinnie ouvre son minuscule réfrigérateur, posé sur le plan de travail et si petit qu’en Amérique, on le trouverait tout juste bon pour un dortoir d’étudiants à l’université. Actuellement, il est presque entièrement rempli par trois litres de soupe à l’avocat et au cresson qu’elle a confectionnée en suivant la recette donnée par Posy Billings dans Harper’s/Queen et qu’elle compte servir demain à un déjeuner qu’elle va devoir annuler si son état ne s’améliore pas.

Pour chercher le lait, Vinnie sort la jatte de soupe et se tourne pour la poser sur le plan de travail. Au même instant, Chuck se tourne vers Vinnie. Ils entrent en collision : la jatte en inox, heurtée de plein fouet, lui échappe des mains et tombe par terre ; ils sont, Chuck et elle, inondés de soupe verte froide et de café noir chaud.

« Oh, merde ! Excusez-moi.

— Bon Dieu !

— Je n’ai pas vu… Bon sang de bon sang. Désolé. Attendez, je vais… » Chuck prend un torchon et entreprend d’éponger le café et la soupe dont Vinnie dégouline.

« Ce n’est pas grave, dit-elle en ravalant difficilement son irritation et son envie de le traiter d’imbécile. C’est aussi ma faute. » S’emparant d’une éponge, elle commence à essuyer Chuck. Heureusement, elle porte une robe qui ne craint pas trop la soupe, une cotonnade vert olive de chez Laura Ashley, imprimée d’un semis serré de fleurettes ; les vêtements de Chuck, chemise de cow-boy en synthétique jaune et pantalon beige à la coupe western, sont beaucoup plus vulnérables. Il est si grand que presque tout a coulé sur son pantalon. En le frottant avec l’éponge, Vinnie se rend compte tout à coup qu’il contient un renflement indubitable et même impressionnant, et s’aperçoit au même instant que Chuck est indéniablement en train de lui caresser les seins avec un torchon en toile de lin à carreaux rouges.

« Merci, ça ira, dit-elle en s’écartant de lui autant que faire se peut dans la minuscule cuisine.

— Vinnie…

— En fait, je pense qu’il vaudrait mieux mettre tout ça à tremper pour essayer de faire partir les taches, et le plus tôt sera le mieux. Vous n’avez qu’à aller dans la salle de bains et enlever vos affaires. Mettez-les dans la baignoire, et faites couler de l’eau tiède, pas chaude.

— D’accord. Comme vous voulez. »

Vinnie ramasse les morceaux de la tasse à café cassée et commence à essuyer le sol de la cuisine, puis s’interrompt, bat en retraite vers la chambre à coucher, retire sa robe humide et gluante, et enfile une jupe et un chemisier. Son esprit n’est plus qu’un chaos nerveux. Trois litres de soupe en moins, que pourra-t-elle servir demain au déjeuner ? On ne peut pas douter de ce qui se passait dans la tête et dans le corps de Chuck, n’est-ce pas ? À moins qu’elle ne se soit trompée ? Elle devrait peut-être sortir demain matin et trouver un bon pâté ? En tout cas, elle a réagi rapidement – assez rapidement ? Du moins l’a-t-elle éloigné… Une livre de crevettes, plutôt, au marché de Camden Lock… Éloigné, oui, mais pas à grande distance. Il est maintenant dans sa salle de bains, presque nu, et ses vêtements flottent dans sa baignoire (elle entend l’eau couler). Les taches de soupe partiront peut-être, sinon les taches de café, mais que diable Chuck va-t-il pouvoir se mettre sur le dos ? Elle aurait dû le renvoyer à son hôtel, mais il est trop tard maintenant, il ne peut aller nulle part avec des vêtements trempés. Elle a pris trop d’aspirine, ça lui embrouille les idées, et elle a manqué de prévoyance. Si seulement il avait un imperméable correct au lieu de cette horrible chose en plastique transparent qu’elle voit d’ici, accrochée dans l’entrée, et à quoi elle décoche un regard haineux – s’il avait un autre manteau, il pourrait le porter pendant que ses vêtements sèchent, ça le couvrirait peut-être assez pour qu’il puisse rentrer chez lui.

« Dites, Vinnie ! Vous avez un peignoir, ou quelque chose dans le genre ? » Voilà, Chuck a pensé lui aussi à ce problème. Il va falloir qu’elle trouve quelque chose à lui mettre, il ne va pas passer la nuit dans sa salle de bains ; et dès qu’il en sortira il va lui sauter dessus. Ou peut-être pas. Peut-être qu’il a simplement eu une réaction nerveuse. Peut-être qu’elle a tout imaginé. Vinnie commence à ouvrir des placards et des tiroirs, qui ne contiennent que des articles féminins en taille 34 ou 36.

« Vinnie ?

— J’arrive. » À bout de ressources, elle va dans son bureau et tire sur le couvre-lit du divan. « Voilà. Vous n’avez qu’à vous enrouler là-dedans, c’est tout ce que j’ai. » Elle pousse par l’entrebâillement de la porte de la salle de bains un paquet de lainage brun tissé à la main bordé d’une frise géométrique et d’une frange. Sans attendre qu’on lui oppose une éventuelle objection, elle repart s’occuper du sol de la cuisine, toujours éclaboussé de traînées de soupe verte.

« Bon Dieu, quel gâchis. Je vais vous aider.

— Non, merci. » Vinnie, à quatre pattes à côté d’un seau d’eau savonneuse et de l’éponge qu’elle a utilisée pour Chuck, lève les yeux. Bottes de cuir aux revers festonnés, jambes nues, musclées, massives, aux poils roux clair, couvre-lit en tissage artisanal frangé, qui paraît plus petit d’être drapé autour de cette charpente robuste. Elle se met debout.

« Vous avez comme des petits bouts d’herbe verte dans les cheveux. » Chuck les enlève et les lui présente.

« Du cresson. » Vinnie le jette. « C’était une soupe au cresson et à l’avocat. Excusez-moi, je ferais mieux d’aller mettre ma robe à tremper.

— Bien sûr. »

Dans la salle de bains, elle secoue sa robe Laura Ashley collante et l’étale dans la baignoire, puis elle vérifie dans le miroir qu’elle n’a plus de soupe dans les cheveux. Quelle sale tête j’ai, comme j’ai l’air vieux, gris, rebutant, pense-t-elle. Bien sûr qu’il ne va pas me sauter dessus. En sortant, elle jette un nouveau coup d’œil sur la baignoire, où sa robe subit une promiscuité troublante et humide avec la chemise et le pantalon de Chuck. Elle fait couler de l’eau tiède pour leur donner plus de place, et dans le remous ainsi provoqué, les vêtements s’emmêlent les uns aux autres dans une étreinte sensuelle. Allons, ressaisis-toi, pense-t-elle en se dirigeant vers la cuisine où, à sa surprise, Chuck vient d’achever le nettoyage du sol.

« Je ne pensais pas… merci », dit-elle en remarquant que le dessus de lit transforme le faux cow-boy en faux Indien. « Voulez-vous une autre tasse de café ?

— Non, merci. » Il lui adresse un sourire bref, un regard plus prolongé.

Gênée, Vinnie ne lui rend ni l’un ni l’autre.

« Eh bien, reprend-elle, vous voudriez peut-être…

— Vous savez ce que je voudrais ? » Sans lui laisser le temps de répondre, l’Indien de pacotille empoigne Vinnie par les deux épaules et l’embrasse en pleine bouche.

« Mmm ! Non ! » proteste-t-elle, mais après coup.

« Ah, Vinnie. Si tu savais depuis combien de temps j’ai envie de faire ça. Depuis le jour où on a pris le thé ensemble. Mais je n’avais pas le, comment dire, le courage. J’étais trop salement déprimé. » Il la serre de nouveau dans ses bras ; il est plus chaleureux qu’ardent. Peut-être se sent-il seulement particulièrement amical ?

« Je vous en prie, gardons notre calme, dit-elle. Et sortons de la cuisine avant de renverser autre chose.

 O.K. » Chuck s’écarte et la suit dans le salon. Mais ils y sont à peine entrés qu’il s’approche d’elle à nouveau, pressant Vinnie contre le mur au-dessous d’une aquarelle qui représente le New College. Cette fois-ci, il ne s’agit évidemment pas de manifester son amitié. Un frisson de satisfaction parcourt Vinnie, comme à chaque fois que quelqu’un exprime à son égard un intérêt d’ordre sexuel : je suis peut-être laide, mais ma laideur n’est pas si catastrophique. Puis elle reprend son souffle, s’efforce de retrouver son sang-froid. Mais depuis qu’elle a quitté l’Amérique, c’est la première fois que quelqu’un la touche, en dehors de poignées de main ou de baisers sur la joue, et l’étreinte de Chuck est tendre, forte, profondément et dangereusement réconfortante. Une vague de chaleur se répand en elle, un désir de se détendre, d’oublier qui elle est, où elle est…

« Non, non, tente-t-elle de dire. Vous vous trompez, je ne veux vraiment pas… » Mais les mots dépassent à peine le niveau du murmure. Écarte-le de toi, s’ordonne-t-elle ; mais son corps s’y refuse – c’est tout juste si une main, au prix d’un immense effort, parvient à maintenir entre leurs bas-ventres un écart vital de deux ou trois centimètres.

C’est Chuck qui s’éloigne le premier. « Vinnie. Attends un peu. » Il sort de son chemisier sa grande main chaude ; sa respiration est bruyante. « Mon Dieu, c’est formidable. Mais j’ai quelque chose à te dire. » Il s’enveloppe de nouveau dans le couvre-lit. « Asseyons-nous un instant, d’accord ?

— D’accord, répète-t-elle d’une voix tremblante.

— Voilà. Ce… » Chuck, qui s’est affalé sur le canapé, s’interrompt.

« Oh, nom de Dieu.

— Continuez », insiste-t-elle en s’installant sur une chaise, face à lui ; elle commence à se ressaisir. « Je sais ce que vous allez dire.

— Tu ne peux pas savoir. Comment le saurais-tu ? » Il y a dans sa voix de la colère et peut-être de la peur.

« Parce que je l’ai déjà entendu. » Vinnie parle presque calmement maintenant. Elle se dit en regardant Chuck qu’il a vraiment l’air ridicule, ce Peau-Rouge d’opérette, trop gros, les joues roses, qui détonne au milieu des meubles anglais et du chintz à fleurs. « Vous allez me dire que vous avez énormément d’affection pour moi, mais que vous tenez à être honnête, que je dois comprendre que votre mariage a beaucoup d’importance pour vous et que vous aimez réellement votre femme.

— Tu parles que je l’aime. Je n’aime pas Myrna – je la déteste, ou j’en suis pas loin. Mon mariage est aussi mort qu’une charogne. » Chuck prend l’air sombre. « Ce que j’ai à te dire, c’est quelque chose de bien plus grave. » Il agrippe le dessus de lit, s’éclaircit la gorge. « Euh, tu te rappelles que je t’ai dit que j’avais eu un accident une fois à Tulsa, la voiture bousillée.

— Oui, répond Vinnie, se demandant si Chuck est sur le point de lui révéler une honteuse infirmité sexuelle.

— Ben, y a pas que ma voiture que j’ai bousillée. Y avait un gamin dans une Volkswagen. C’était sur l’autoroute de Muskogee, vers deux heures du matin. Je fonçais comme un dingue, je devais faire dans les cent quarante, comme toujours la nuit quand j’avais le cafard, et d’un seul coup, une vieille Volkswagen qui arrive par la bretelle juste devant moi, slalomant comme une poule ivre. Je la vois encore. C’était un gamin de seize ans, à moitié défoncé aux amphétamines. J’ai essayé de m’arrêter, mais j’avais pas assez de réflexes, j’étais trop foutrement bourré.

— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle.

— Et alors, je l’ai tué. Voilà ce qui s’est passé. » Chuck jette à Vinnie un regard terrifié et interrogateur ; puis, comme s’il avait peur de déchiffrer son expression, il tourne les yeux vers le sol.

« Ces vieilles petites voitures étrangères, tu sais, dans une collision, elles n’ont pas leur chance, explique-t-il au tapis. La Coccinelle s’est froissée comme un sac en papier. La Pontiac n’était pas vraiment en grande forme, elle non plus, mais enfin, je m’en suis sorti. J’avais un genou fêlé, et ma tête saignait, mais sur le coup, j’m’en suis pas aperçu. Le gamin – il était coincé dans la Volkswagen, l’axe de direction enfoncé dans le corps, et il hurlait. Je ne pouvais rien faire pour lui ; je ne pouvais même pas ouvrir la porte. » Il lève de nouveau les yeux vers Vinnie.

« C’était comme ça, continua-t-il. Il faisait noir tout autour, noir comme l’enfer. Un de mes phares fonctionnait encore, et je pouvais voir un bout de route, avec des morceaux de ferraille arrachée éparpillés tout partout, et plein d’éclats de verre, on aurait dit de la glace pilée. Le temps que les flics arrivent, j’avais plus ou moins perdu les pédales. J’avais zéro virgule douze pour cent d’alcool dans le sang, et j’ai essayé de me battre avec eux quand ils ont voulu me faire monter dans la voiture de patrouille ; j’avais une vague idée qu’il fallait que je reste avec le gamin. Évidemment, ils m’ont embarqué. Résistance lors de l’interpellation, voies de fait sur agent, conduite en état d’ivresse, excès de vitesse, imprudence au volant… Et puis les parents du gamin ont décidé de me poursuivre pour homicide. Je voulais plaider coupable ; j’étais dans un état où je me foutais pas mal de ce qui pouvait m’arriver. Myrna pensait que j’étais cinglé. Si je n’avais plus d’amour-propre, disait-elle, je pouvais au moins avoir la correction de penser à elle et aux enfants, à leur bonne réputation.

— Et vous l’avez fait ?

— Ouais. Finalement. Je l’ai laissée me prendre un avocat cher, et il a remporté le procès pour nous. J’avais priorité, tu comprends, et le gamin était drogué, c’est bien pire que d’être soûl, à Tulsa. Sauf que si je n’avais pas été si salement bourré, je l’aurais vu à temps, facilement.

— Je suis désolée, dit Vinnie. Quelle horrible histoire.

— J’suis pas foutu de me sortir ça de la tête. Du moins, je n’y arrivais pas. Ces derniers temps, ç’a été mieux. Pendant un bon moment, j’ai senti qu’il fallait que je meure, moi aussi, comme si ça pouvait compenser, pour le gamin et ses parents. C’était surtout ça, le problème. Pas tellement d’avoir perdu mon travail, comme je te l’avais dit. Chaque fois que je monte dans une voiture, quelquefois rien qu’en traversant la rue, j’y pense. J’arrête pas de prendre des risques, pour voir si je vais solder mon compte ; et si j’y passe, je serai peut-être pardonné. Je sais que c’est un peu dingue.

— Bien sûr que c’est dingue, dit Vinnie résolument. Ça ne ferait pas le moindre bien ni à ce garçon ni à ses parents que tu te fasses tuer dans un accident.

— Oeil pour œil…

— Et le monde entier sera aveugle, complète-t-elle.

— Ouais – je vois ce que tu veux dire. » Chuck a brusquement un large sourire. « C’est bien, ce proverbe. Je ne l’avais jamais entendu.

— Gandhi.

— Quoi ? Ah oui, cet Indien. » Chuck cesse de sourire. « Enfin bref. » Mal à l’aise, il s’agite sur le canapé, qui craque en signe de protestation. « Je me suis dit qu’il fallait que tu saches. Je veux dire, au cas où tu préférerais ne plus rien avoir à faire avec moi. »

On propose à Vinnie sur un plateau un prétexte pour battre en retraite, mais elle hésite. Il serait odieux et blessant de rejeter Chuck à cause de ce qui lui est arrivé sur l’autoroute de Muskogee. En fait, maintenant qu’elle examine le plateau une deuxième fois, elle y voit plutôt une excuse solide pour aller de l’avant.

« Ne dis pas de bêtises, répond-elle nerveusement. C’était un terrible accident, et voilà tout.

— Ah, Vinnie. » Chuck plonge vers elle, si précipitamment qu’il laisse derrière lui presque tout le dessus de lit, et l’enveloppe dans une étreinte chaleureuse et très déshabillée. « J’aurais pu savoir que tu dirais ça. Tu es bonne. »

Vinnie ne sourit pas. Personne ne lui a jamais dit cela, et elle sait que c’est faux ; elle n’est bonne ni dans le sens que Chuck donne vraisemblablement à ce mot ni dans aucun autre. Elle n’est pas particulièrement généreuse, ni brave, ni affectueuse : elle vole des roses dans le jardin d’autrui et se complaît à imaginer des morts horribles pour ses ennemis. Bien entendu, elle estime que c’est son droit le plus strict, étant donné le traitement que lui ont réservé le monde et ses habitants ; et elle n’est pas dénuée de qualités : l’intelligence, le tact, le bon goût…

« Tu as été formidable avec moi tout du long, continue Chuck. En gros, tu m’as sauvé la vie. » Il se met à lui embrasser la figure, s’interrompant de temps à autre pour parler. « Tu sais, si je ne t’avais pas rencontrée, je n’aurais sans doute jamais pensé à rechercher mes ancêtres… Ni trouvé South Leigh. La fois où on a pris le thé, j’étais sur le point de renoncer. Sans toi, je n’aurais pas découvert le Vieux Mumpson, ni rencontré Mike, ni rien. Je me serais sans doute débrouillé pour me faire tuer, à l’heure qu’il est. Ou pire encore, je serais rentré à Tulsa.

— Attends, essaie de dire Vinnie entre les baisers, auxquels, sans savoir comment, elle s’est mise à participer. Je ne suis pas sûre que je veux… ». Mais maintenant, sa voix refuse totalement tout service ; et son corps, rebelle, avide, se presse contre celui de Chuck. Maintenant, maintenant, s’écrie-t-il ; encore, encore. Très bien, lui dit-elle. Très bien, si tu insistes. Rien qu’une fois. Après tout, personne ne le saura jamais.